L'égoutier et le tenancier
Hier, rentrant du bureau après une harassante journée, je fus témoin d'une altercation entre un égoutier et le tenancier d'un bar devant lequel il venait d'ouvrir une bouche d'égout pour y pénétrer... Saisissant les outils de l'égoutier et la barrière de protection devant éviter aux passants de tomber malencontreusement dans la bouche d'égout, le tenancier virulent insulta l'égoutier stupéfait, qui réagit naturellement en demandant au tenancier "de le laisser travailler !..." Le tenancier, alors, répliqua qu'il voulait aussi travailler et que ses clients ne pouvaient plus entrer dans son bar, lequel est pourtant toujours désert, phénomène que l'égoutier connaissait et qui lui permit de lancer à son agresseur : "Mais y'a jamais personne dans ton boui-boui !" Sur ces mots, le tenancier rentra dans sa boutique. Chacun put croire que l'affaire s'arrêtait là. Que nenni !!! Il en ressortit quelques instants plus tard tenant à deux mains une longue tige de fer avec laquelle il menaça l'égoutier, lequel appela illico un sien collègue à la rescousse. On imagine que le ton monta et que fusèrent les injures toutes plus envenimantes les unes que les autres...
Un autre passant, n'écoutant que son devoir, tenta de s'interposer entre les protagonistes de cet extravagant conflit mais, malgré son ton calme et serein, il obtint le résultat exactement contraire à celui recherché. La tige de fer s'agitait toujours et le tenancier fut vigoureusement repoussé en arrière. Ce que voyant, et agissant comme tout Vrai Parisien l'aurait fait, je me mêlai (tout en regrettant de m'être trouvé à cet endroit en cet instant) à la rixe pour tenter d'empêcher, s'il en était encore temps, le drame qui ne demandait qu'à jaillir. Malheureusement, mes propos apaisants ne furent entendus de personne et je voyais avec effroi la tige de fer tournoyer dans les airs ! Pendant ce temps, le collègue égoutier avait lui filé, non à l'anglaise, mais vers le poste de police de la rue des Haies...
Les policiers survinrent avec une vitesse stupéfiante, toutes sirènes hurlantes, ce qui calma immédiatement les esprits. Ils se firent rapidement expliquer la situation, mais durent avoir quelques difficultés à saisir le pourquoi du comment, les versions de l'égoutier et du tenancier étant, on l'imagine, sensiblement différentes. C'est alors que l'égoutier remarqua pour la première fois ma présence et, me montrant du doigt : "Monsieur est témoin !" déclara-t-il. Tous les regards se tournèrent alors vers moi comme des tournesols vers le soleil.
Une policière accorte me demanda à mon tour de décrire la scène, ce que je fis, donnant évidemment raison à l'égoutier. C'est alors que le tenancier, avec un sens aigu du rebondissement théâtral, déclara que tout cela était faux, qu'il avait bien été insulté et frappé par l'égouttier et que d'ailleurs, il souhaitait porter plainte. Stupeur dans l'assistance devant tant de mauvaise foi. L'égoutier encaissa le choc assez durement et répliqua que lui-même souhaitait porter plainte, non mais !!! Et hop ! tout le monde au poste, égoutier, tenancier et témoin, c'est à dire moi-même. Mon orgueil d'être un héros se dissipa bien vite. J'avais hâte d'être chez moi et de siroter un verre de lait en écoutant les infos à la radio, au lieu de cela j'étais dans un poste de police, à attendre que les deux plaignants aient fini leurs démarches, puis à faire ma propre déposition... Et tout ça pour une bouche d'égout que je n'avais jamais remarquée auparavant et sur laquelle j'éviterai dorénavant de poser le pied : elle porte malheur.
Ma seule consolation était de pouvoir raconter cette intéressante anecdote dans mon Blog et, c'est promis juré, bientôt j'y ajouterai la photo de la bouche d'égout en question. Parole de Vrai Parisien !